Mikado. William Gilbert, Arthur Sullivan.

Operette.

Theater Freiburg i.Br.

Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 27 février 1990.

 

 

Il y a une semaine, je vous ai parlé des 42 théâtres en RDA qui font de l’opéra, de l’opérette et de la comédie. Vous vous souvenez de l’état déplorable de ces troupes. Entre temps, je me suis rendu compte que la moyenne en Allemagne de l’ouest n’est pas meilleure. J’ai fait une petite excursion à Freiburg, ville universitaire avec une Musikhochschule réputée, où vous trouvez notamment le grand compositeur suisse Klaus Huber.

 

Freiburg a un assez grand théâtre, un orchestre symphonique, un ballet, et une troupe qui joue la comédie, le ballet, l’opéra et l’opérette. Freiburg est un exemple typique de la moyenne des 65 théâtres ouest-allemands : On fait des productions sans avoir des moyens suffisants. Alors les directeurs sont obligés à trouver des solutions. La solution qu’ils trouvent est d’engager des chanteurs qui ne coûtent pas cher. Ces chanteurs bon marchés sortent du conservatoire ou ils viennent d’outre-Atlantique. Car les théâtres allemands sont la pépinière des chanteurs américains. C’est ici qu’ils apprennent le métier, car ici, ils sont chaque soir sur scène, et ils jouent les rôles les plus divers. Un soir, ils chantent Escamillo dans « Carmen », et l’autre soir, ils sont figurants dans « la chauve-souris ». Et l’expérience qu’ils gagnent dans ces troupes permanentes d’Allemagne leur sert de lettre de recommandation pour leur future carrière américaine.

 

Vous trouvez donc parmi les chanteurs de Freiburg toutes les nationalités. Et vous trouvez aussi une gamme d’âge très large. D’une part, vous avez les débutants, et d’autre part, vous avez les vieux ratés qui n’ont pas fait carrière et qui se sont réfugiés dans une troupe permanente qui a besoin d’eux, parce qu’ils ont de l’expérience et qu’ils ne coûtent pas les yeux de la tête.

 

Vous voyez donc que cette institution de troupe permanente qui a fonctionné en Allemagne jusqu’à la 2e guerre ne fonctionne plus aujourd’hui, surtout en ce qui concerne les chanteurs. Les plus doués ne veulent plus s’attacher à une troupe, ils veulent chanter les quelques rôles de leur répertoire dans le monde entier pour faire du fric et gagner de la notoriété le plus vite possible. Et ceux qui restent dans les Stadttheater sont les ennuyeux, les moins doués. Et ce sont eux que j’ai trouvé à Freiburg dans l’opérette de Gilbert & Sullivan qui porte comme titre le nom de l’empereur japonais, le Mikado. C’est l’opérette qui a eu le plus grand succès de toutes les opérettes anglaises. Dans le monde anglo-saxon, le nom de Gilbert & Sullivan est synonyme de qualité et de « entertainment » de première classe. Sur le continent cependant, les œuvres ont eu de la peine à s’imposer, et ceci pour deux raisons : Le librettiste William Gilbert est trop raffiné ; ses œuvres pullulent de jeux de mots caustiques, mais intraduisibles. Et la musique d’Arthur Sullivan qui passe comme le plus populaire des compositeurs anglais du 19e était trop peu conventionnelle pour se joindre au courant qui dominait le continent. Arthur Sullivan a recherché une instrumentation colorée, et les mélodies sont entrecoupées d’un rythme peu conventionnel. Ce style d’Arthur Sullivan s’est prêté merveilleusement pour une opérette qui joue au Japon.

 

(Musik)

 

Or, ce que nous trouvons dans ce Japon fantaisiste est la caricature de l’Angleterre. Le « Mikado » doit être considéré comme une sorte de « lettre persane », où Gilbert & Sullivan se moquent de leur époque et de leur société. Le monde japonais, comme nous le décrit l’opérette, est un monde d’extrême pruderie. Le moindre flirt est puni par la peine capitale. L’amour n’existe pas, parce qu’il dérange l’ordre des choses. Le monde japonais est donc une caricature de l’Angleterre sous la reine Victoria.

 

Mais cette critique des mœurs qui attaque la pruderie du 19e – qu’a-t-elle à faire sur une scène allemande de nos jours ? Cette question n’a pas été résolue à Freiburg, et moi, je n’y connais la réponse non plus. Le « Mikado » n’est pas un sujet d’actualité. Pourquoi donc le mettre à l’affiche ? La construction est mince et n’a pour but que de transporter des bon-mots. Des bon-mots anglais intraduisibles. Vous comprenez donc que le dialogue perd en allemand, notamment à Freiburg, où on ne comprend pas les paroles. Et on ne les comprend pas, parce que les chanteurs ne sont pas allemands. Alors ils ont de la peine à manier leur langue avec souplesse. Et un bon nombre d’entre eux prononce si mal qu’on ne comprend même pas le sens approximatif de leurs phrases.

 

Reste alors le chant. Les couplets de Sullivan n’ont pas le charme ni le génie d’Offenbach. Vous ne pouvez donc pas y trouver un plaisir purement musical en les écoutant. Car la musique est soumise au contenu, et ce contenu vous échappe parce que vous ne le comprenez pas. Et vous ne le comprenez pas seulement pas, parce que les chanteurs de Freiburg prononcent mal, mais parce qu’ils n’ont pas de voix. Vous ne les entendez à peine. Un cercle vicieux de l’imperfection. En résumé donc, vous avez une œuvre périmée donnée par une troupe qui n’est pas à la hauteur de sa tâche.

 

Mais pourquoi le théâtre de Freiburg s’est-il attaqué à cette opérette ? Je pense pour limiter les dégâts. Si vous avez une troupe si faible, composée de chanteurs qui savent si mal l’allemand, la défaite serait encore plus nette face à une opérette allemande. Car là, la moindre faute serait perçue par tout le monde, et les personnages seraient totalement invraisemblables. Le monde japonais par contre est si loin de nous qu’on pourrait confondre les gaucheries de l’ensemble avec un exotisme voulu.

 

Que faut-il faire ? Fermer le théâtre de Freiburg ? Exclure les chanteurs étrangers ? Trouver des œuvres mieux adaptées ? Question difficile qui reflète la crise actuelle non pas du théâtre mais de la société. Comment voulez-vous que le théâtre garde son nord quand la société entière est en train d’éclater, de perdre son centre de gravitation et le consensus sur les valeurs fondamentales ? Dans cette société désorientée qui est la nôtre, le théâtre n’est que le miroir, même s’il donne une opérette anglaise oubliée qui s’appelle le « Mikado » et qui nous vient de 1885.

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