Salome. Richard Strauss.

Armin Jordan, Herbert Wernicke. Theater Basel.

Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, début juin 1989.

 

 

C'était la dernière production de cette saison, et aussi la dernière production dirigée par Armin Jordan. Il quitte l'opéra de Bâle après 20 ans comme chef du domaine musical, "musikalischer Oberleiter". Mais on a un peu oublié que s'était la dernière du chef au pupitre, car la mise en scène l'a éclipsé. Au lieu de rendre hommage à Jordan, à la fin du spectacle la bataille des bravos et des bouhs s'est déchaînée, et le public était déchiré entre les sentiments d'admiration et de dédain pour le metteur en scène.

 

Que s'est-il passé? L'opéra de Bâle nous a proposé une lecture de "Salomé" qui se donnait simple et intelligente et qui ne dévoilait pas toutes ses arrière-pensées. Ce n'était donc pas seulement une intelligente, mais raffinée. De façon que les gens qui ne la comprenaient pas se sentaient vexés. Pour eux, c'était comme si le metteur en scène se foutait de leur gueule, et ce malentendu leur a gâché le plaisir.

 

Mais parlons d'abord de la musique. A la fosse, il n'y avait pas le grand orchestre que la partition originale exige. Bâle présentait une version réduite qui ne demande qu'un orchestre moyen de 60 musiciens; mais au moins cette partition était arrangée, paraît-il, par Strauss lui-même. Avant la première, j'avais déploré de devoir entendre une version amputée. Car avec ses deux orchestres, celui de la radio et celui de la ville, Bâle aurait eu la possibilité de rassembler la centaine de musiciens exigée. Mais après coup, je suis prêt à défendre le choix de Jordan. Jordan, vous le savez, se consacre, avec son OSR, spécialement à la musique française. Il vient d'enregistrer l'intégrale de Ravel.

 

Et son interprétation de "Salomé" à Bâle correspondait à une lecture de la partition à travers la lunette latine. Il y avait une clarté, un soin de phrasé et une distinction qu'on n'a pas l'habitude de trouver chez Strauss. Et puisque c'était la dernière production de Jordan, l'orchestre était très attentif aux signes de son chef; il a joué avec précision, avec beauté, et il y a mis toute son âme. Et grâce à la réduction, le tapis sonore n'était jamais trop épais, la complexité et la beauté de la partition n'ont pas été couverts par le volume sonore.

 

Mais la musique se tenait, le soir de la première, aux second plan, un peu comme Jordan lui-même, qui, à la fin, restait modestement au bord de la scène pour recevoir les applaudissements. Et lorsque le metteur en scène Herbert Wernicke s'est présenté et que les huées se sont déchaînées, Jordan s'est tourné vers le metteur en scène contesté et, en commençant d'applaudir, il a montré qu'il s'identifiait avec le travail scénographique.

 

Car, que nous a-t-on motré ? Figurez-vous que vous êtes au fond d'une fosse profonde. Si vous regardez autour de vous, vous ne voyez que des parois en béton avec des marches en fer qui mènent en-haut. Et tout en-haut, à l'ouverture de ce gouffre, vous voyez le ciel et les étoiles. Le reste du monde n'existe pas pour vous. Vous ne voyez ni les maisons, ni les arbres, ni les montagnes, tout cela est invisible pour vous au fond de la fosse. Il n'y a que le ciel et vous.

 

Alors, face au ciel, face à l'éternité – comment verrez-vous les hommes qui apparaissent au bord de votre citerne, qui gesticulent, qui se lancent des regards, dévorés par la passion sexuelle ? En face de l'éternité, le comportement humain deviendra ridicule. Et c'est ce qu'a présenté Herbert Wernicke. Le public se trouve au fond de la fosse, avec Jochanaan, le prophète. Et tout en hauteur, on voit apparaître Hérode, Hérodias, Salomé, et leurs petits motifs, leurs petites passions ne sont que ridicules. Salomé, c'est une petite pute vulgaire; Hérodias, c'est la domina froide; Narraboth, c'est un beau enduit de pommade; et Hérode, c'est un petit idiot gras et ubuesque.

 

Un seul personnage garde sa dignité: C'est une femme avec de grandes ailes noires, l'ange de la mort. Car pour ce monde ridicule, voué à la sexualité, à la richesse, à la politique, une seule chose garde son poids, c'est la mort qui met fin à toute la comédie.

 

Mais pour celui qui voit le monde sous l'aspect de l'éternité, même la mort est quelque chose de ridicule. Et en conséquence, la mise en scène nous montre tous les moments, où quelqu'un meurt, comme quelque chose de théâtral et de comique.

 

Voilà la conception insolite de "Salomé" qui a déchainé tant de passions à Bâle lors de la première.

Die Stimme der Kritik für Bümpliz und die Welt 0